J’entendais sur France inter Daniel Mermet dans une émission sur le tournant économique et politique des années 80 ou l’auteur d’un livre sur ce thème, François Cusset, dénonçait cette période comme celle de la financiarisation de l’économie, du développement mondial du libéralisme, de l’abdication de la pensée et des objectifs de progrès social au profit d’une réaction, d’une régression. Curieusement il faisait commencer cette « décennie » en 1977 et la faisait finir avec Maastricht où les 49% de « non » en France, et d’autres « non » à l’Euro en Europe lui semblaient marquer le début des fissures du modèle de la pensée dominante, unique, et préparer le non au TCE en 2005, qui aurait marqué un moment crucial de l’expression populaire contre le chemin ou l’ « establishment » veut le mener, même si les intervenants notaient par ailleurs que nous n’étions toujours pas sortis de cette décennie 80 de la pensée, le consensus libéral.
Pour être franc, je n’ai pas eu le temps d’écouter toute l’émission, qui était sur plusieurs jours, et c’est donc moins ici une réponse argumentée sur les « tournants » politico-économico-sociaux depuis un demi siècle qu’une réflexion personnelle.
Mon sentiment est que, depuis 1945, nous pouvons reconnaître en France, et, eu delà, dans le monde, plusieurs phases.
D’abord les « trente glorieuses » de l’après guerre : croissance forte (5% !) permettant projets industriels et progrès social, lutte pour le partage des fruits de la croissance aboutissant à une amélioration du sort des salariés, une redistribution somme toute assez faible (peu de chômeurs, de retraités…). Bien d’autres aspects, plus politiques, militaires, écologiques, empêchent de voir cette période comme un « âge d’or ».
En 1974, crise « du pétrole » mais aussi, cela a été vite compris, de l’essoufflement d’un modèle « équilibré » bâti sur la reconstruction, l’effort en commun, le niveau de vie qui croît continument. Les profits des entreprises chutent, les comptes publics ne sont plus équilibrés, l’Etat commence à s’endetter auprès des banques privées qui voient progressivement leurs contraintes s’alléger et un modèle plus financier s’implanter en substitution, sur les gains de productivité de l’industrie et l’agriculture. Les conquêtes sociales ne sont pas freinées, et, en 1981-82 l’élection de François Mitterrand permet la cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans (avec 37,5 années de cotisation), les 39h, l’accroissement des effectifs de la fonction publique.
Mais, en 1979-1980 sont arrivés au pouvoir en Angleterre et aux USA Thatcher et Reagan, poussés par une école de pensée libérale, « les monétaristes », très opposés à la dépense publique. Par leur énergie, leur conviction, leur influence sur les gouvernements européens ils vont obtenir que la direction des politiques économiques soient inversées, qu’elles favorisent systématiquement le marché plus que le règlement, l’actionnaire plus que le salarié, le privé plus que le public, la finance sur la prudence. C’est le « tournant des années 1980 », en France à partir de 1983, avec les plans de rigueur, puis la dérégulation des marchés de capitaux, et, au niveau mondial, l’ouverture sans réserve des frontières dans les négociations de l’ « Uruguay round ». Notons que cette inversion des rapports de force s’est faite pour une large partie sous des gouvernements de gauche et alors que l’Est représentait encore parfois un espoir pour les travailleurs, leurs organisations, en tout cas une menace pour leurs dirigeants, et qu’elle a abouti, en France à une diminution de 10 points de la part des salaires dans la valeur ajoutée, la ramenant à ce qu’elle était au début des années 1970.
Cette « parenthèse de la rigueur » n’a pas vraiment pris fin. Certes des gouvernements de gauche (Rocard, Jospin) ont complété le « filet de protection » social, avec, par exemple, le RMI, la CMU, mais « à minima » et on a l’impression que ce sont ces actions qui font figure d’exception dans un moment ou les droits sociaux ont tendance à être limités, voire revus à la baisse sous la contrainte de déficits budgétaires qui augmentent alors que le taux de prélèvement est élevé, la contrainte de la redistribution (chômage, retraite, santé) forte.
D’un certain point de vue les années 1980 auraient pu, du se terminer en 2000 lorsque la Gauche plurielle au pouvoir, cette alliance du PC issu de l’Histoire sociale, des Ecologistes qui cherchent à inventer et préparer la société de demain, autour du PS parti « de gouvernement et de mouvement » a voulu modifier les conditions de vie et de travail avec les 35 heures. Même si cette loi a eu des aspects positifs, d’autres plus discutables, et que son bilan n’est pas fait aujourd’hui, il est certain que par sa limite à la France, par l’absence de travail dans la durée du fait du départ du pouvoir de la Gauche plurielle en 2002, elle n’a pas constitué un moment social fondamental, le tremplin d’un nouveau mode de développement qu’elle aurait du préfigurer, le « changer la vie » de 1981, qu’elle est restée une mesure isolée, aux effets limités, qu’elle n’a pas donné le souffle recherché.
Et aujourd’hui ? La Gauche n’a pas retrouvé un discours qui donne une perspective et un espoir, elle est mobilisée surtout autour de la lutte pour préserver les acquis, et le modèle libéral mondial, en dépit des soubresauts, des crises, impose ses idées, ses méthodes, ses hommes.
Nous sommes toujours dans les années 1980 !
Au travail, altermondialistes de tout poil, réformistes hardis, utopistes de tout bord,
penseurs originaux, blogueurs compulsifs, gauchistes, écologistes,
reprenons le flambeau, proposons cette société que nous voulons construire,
sortons des 80’, visons les années 20’, convainquons, et nous vaincrons !